Pour une "rupture", c'est plutôt réussi ! Les dernières déclarations de Nicolas Sarkozy dans Le Monde, critiquant la gestion de la récente crise financière par Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale Européenne, et par Jean-Claude Juncker, président de l'Eurogroupe, ont déclenché un véritable tollé. Les deux Jean-Claude sont montés au créneau, immédiatement suivis par tout ce que l'Union européenne compte de partisans de la supranationalité, indignés de ce qu'un chef d'Etat démocratiquement élu ose émettre des doutes et demander un débat sur la politique de "l'euro fort" promue par la BCE, sans d'ailleurs remettre en cause l'indépendance de celle-ci. Avec sa modestie et son humilité habituelles, le président de la BCE a simplement répondu en qualifiant d'"exemplaire" sa politique monétaire...
La colère de Nicolas Sarkozy vient d'une image : le jour même de ses déclarations, il a vu les reportages sur la réunion des ministres des Finances de la zone euro, qui se tenait à Porto. Sur le banc des accusés : la ministre française, Christine Lagarde, pour la persistance de notre déficit budgétaire ; et, trônant parmi les procureurs, Jean-Claude Trichet ! L'homme qui voulait encore récemment augmenter les taux d'intérêt alors que le croissance européenne est si faible, et n'y a renoncé - provisoirement ? - qu'en raison de la crise boursière. Le même qui, gouverneur de la Banque de France à partir de 1993, fut à l'origine de la calamiteuse politique du "franc fort", qui consistait à arrimer le franc au deutschemark, alors que l'Allemagne connaissait de fortes tensions inflationnistes dues à la réunification. Les résultats pour la France sont bien connus : licenciements, délocalisations et forte montée du chômage. Ce qui lui valut d'ailleurs à partir de 1995 une solide inimitié avec Jacques Chirac... lequel allait pourtant, toujours aussi conséquent, soutenir sa candidature à la présidence de la BCE ! Ceci permet aujourd'hui à l'excellent Trichet de promouvoir au niveau européen la même doctrine que celle qu'il professait jadis à la Banque de France.
Une doctrine qui repose sur un commandement, et un seul : le rôle de la Banque Centrale, qu'elle soit française ou européenne, est de lutter contre l'inflation. Et non pas, comme c'est le cas aux Etats-Unis, où la gestion fine de la politique monétaire par Alan Greenspan a fait durant plusieurs décennies l'admiration du monde entier, de lutter contre l'inflation ET de favoriser la croissance et l'emploi. On en arrive donc à une situation absurde : même lorsqu'aucun danger inflationniste ne menace, M. Trichet, tel le héros du Désert des Tartares, surveille l'horizon pour guetter une hypothétique hausse des prix pendant que meurent nos entreprises et disparaissent nos emplois à cause, entre autres, de notre très chère monnaie. Tel est bien le cas actuellement : les derniers chiffres publiés vendredi par Eurostat montrent que l'inflation s'est encore ralentie en août pour tomber à 0,1% sur un mois et à 1,7% en rythme annuel ! On est - heureusement - bien loin des taux à deux chiffres que nos pays connaissaient voici un quart de siècle. Mais ceci ne saurait ébranler l'"exemplaire" M. Trichet...
Mieux encore : dans un livre passionnant qui vient de paraître (Les Incendiaires, Editions Perrin, 192 pages, 14,80 euros), l'économiste Patrick Artus démontre en quoi le principe de base qui régit les banques centrales, et en particulier la BCE, est aujourd'hui obsolète. La mondialisation, explique-t-il, permet de produire à bas coût la plupart des biens dans des pays qui sont de formidables réservoirs de main d'œuvre, comme la Chine ou l’Inde. Donc, tant que ces pays ne connaîtront pas le plein emploi avec des standards sociaux aussi élevés que les nôtres, ce qui prendra très longtemps, le risque d'un retour massif de l'inflation est écarté. C'est pourquoi les banques centrales devraient réviser leur logiciel et se préoccuper d'abord de "mettre de l'huile dans les rouages de l'économie". A noter que Patrick Artus n'est pas précisément ce qu'on peut appeler un touriste : professeur à Polytechnique et à la Sorbonne, membre du Conseil d'analyse économique et du Cercle des économistes, il est directeur des études économiques du groupe Natixis.
Mais, disent certains, la plupart de nos partenaires européens s'accommodent fort bien de l'euro fort et de la BCE. A commencer par l'Allemagne, qui a digéré sa réunification et procédé aux grandes réformes libérales que la France est quasiment la dernière en Europe à ne pas avoir accomplies. Cela est vrai, mais cette constatation est en elle-même porteuse d'une remise en cause très puissante du principe de la monnaie unique : est-il sensé d'imposer la même unité de compte et la même politique monétaire - qui plus est gérées par un organisme n'ayant de comptes à rendre à personne - à des pays qui n'ont pas la même situation économique et sociale, et donc pas les mêmes impératifs de politique économique ? En d'autres termes, le système de l'euro n'est-il pas condamné à imploser en raison de l'extrême diversité des pays qui l'utilisent aujourd’hui et de ceux qui l'utiliseront demain ? Cette question devrait réveiller quelques souvenirs dans la mémoire de Nicolas Sarkozy, lui qui fut jadis un partisan d'Edouard Balladur : ce dernier prônait à l'époque une monnaie commune - et non pas unique -, c'est-à-dire une unité de compte utilisée par l'Europe pour ses échanges extérieurs, mais vis-à-vis de laquelle pourraient varier les monnaies nationales qui n'auraient pas disparu. Mais, hélas, Maastricht l'emporta...
A ce sujet, une information qui "fait sens", comme disent nos intellectuels. Savez-vous quel est le seul grand pays d'Europe pour lequel l'OCDE vient de réviser à la hausse (de 2,7 à 3,1%) ses prévisions de croissance 2008 ? La Grande-Bretagne, qui, faut-il le rappeler, n'appartient pas à la zone euro. CQFD.
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