Ce premier tour des élections législatives peut bien sûr s'analyser de façon conjoncturelle : il confirme logiquement la victoire de Nicolas Sarkozy à l'élection présidentielle, les Français semblant décidés, comme nous l'annoncions ici même, à lui donner la large majorité parlementaire qui lui permettra de réaliser le projet sur lequel ils l'ont élu. Cette logique est tellement forte qu'elle explique également la faiblesse de la participation, les jeux étant fait pour beaucoup depuis le 6 mai dernier. Elle permet aussi de comprendre la déroute subie par le Modem de François Bayrou, que nous n'hésitions pas à pronostiquer sur ce blog dès le surlendemain du premier tour de la présidentielle (cf. ma note du 24 avril, "Le vrai-faux succès du Béarnais").
Mais il me semble que les résultats d'hier méritent un autre éclairage, une autre mise en perspective. Car on peut y voir aussi la fin de deux cycles historiques, l'un à gauche, l'autre à droite, qui ont régi la vie politique française depuis plusieurs décennies, et dont l'achèvement marque une "rupture" qui va au-delà de celle prônée et mise en oeuvre par Nicolas Sarkozy.
Le premier cycle qui s'achève est celui de l'union de la gauche, ou plutôt, pour parler clair, de l'union socialo-communiste. Depuis le Congrès de Tours de 1920, qui avait vu la scission de la SFIO et la création du futur Parti communiste français, la gauche française a vécu tout au long du XXème siècle au rythme des rapports entre socialistes ou communistes, que ces rapports soient cordiaux (le Front populaire) ou hostiles (la IVème République). Ces relations connurent leur apogée à partir de 1971, lorsque François Mitterrand fonda le nouveau Parti socialiste sur les ruines de la SFIO et de quelques autres organisations, et surtout élabora une véritable stratégie de conquête du pouvoir reposant sur l'union avec le Parti communiste (et les radicaux de gauche), union scellée par un programme commun de gouvernement. Dix ans plus tard, il entrait à l'Elysée.
Chute du Mur de Berlin, effondrement de l'Union soviétique, dislocation du bloc communiste : depuis des années, le poids du PC ne cesse de diminuer rapidement, et la tentative de camoufler ce déclin à travers le concept de "gauche plurielle", en y amalgamant notamment les écologistes, n'a pas réussi à stopper ce mouvement historiquement inéluctable. Aujourd'hui, le roi est nu : avec 2% des suffrages à la présidentielle et 4,3% aux législatives, vraisemblablement privé de son groupe parlementaire, financièrement au bord de l'asphyxie (d'autant que la Banque Commerciale pour l'Europe du Nord n'est plus là pour lui transmettre les subsides venus d'URSS...), le Parti communiste est cliniquement mort, et semble condamné à disparaître en tant que tel. Telle est la raison essentielle de la lourde défaite de la gauche ce dimanche, le Parti socialiste, lui-même affaibli, n'ayant plus aucun allié significatif à ses côtés.
Le cycle qui s'achève à droite est d'une tout autre nature : on pourrait l'appeler "le syndrome de la droite honteuse". Ses débuts remontent à 1974, après l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence de la République. Son principe est simple : décevoir et lasser les électeurs de la droite en faisant une politique contraire à celle pour laquelle ils vous ont élu. VGE le mit très vite en application : hausse massive des prélèvements obligatoires, explosion de l'immigration en raison du regroupement familial, etc. Le résultat fut une première cassure, Chirac (à l'époque très droitier, car "encadré" par Pierre Juillet, Marie-France Garaud et Charles Pasqua) démissionnant avec fracas de Matignon, créant le RPR, conquérant la Mairie de Paris et remportant contre toute attente les législatives de 1978.
Mais l'aventure chiraquienne ne débouchant guère (échec aux présidentielles de 1981 et 1988), et le personnage se révélant idéologiquement beaucoup moins solide qu'espéré, les électeurs de droite déçus vinrent petit à petit grossir les rangs et les votes d'une formation d'extrême-droite qui végétait depuis sa création en 1972, le Front national de Jean-Marie Le Pen. Face à son ascension, subtilement facilitée par François Mitterrand, qui se concrétisa aux municipales de 1983, aux européennes de 1984 et aux législatives de 1986, la droite dirigée par Chirac adopta une stratégie suicidaire. Non seulement tout contact ou toute discussion furent impossibles (les provocations de Le Pen y furent aussi pour beaucoup), mais il fut quasiment interdit de prendre en compte les préoccupations des électeurs du FN, qu'il était en outre bien vu d'insulter ou de considérer comme des quasi-demeurés mentaux. La droite "républicaine" continuant pendant ce temps, une fois Chirac parvenu à l'Elysée, de faire la politique de la gauche, quand elle ne lui redonnait pas carrément le pouvoir (la dissolution de 1997), le Front national ne cessa de croître et de prospérer grâce essentiellement à l'afflux d'électeurs de droite écoeurés, venus principalement des milieux populaires. Cette stratégie connut son apogée, si l'on peut dire, lorsque Jean-Marie Le Pen accéda en 2002 au second tour de l'élection présidentielle avec près de 17% des voix, événement totalement inconcevable quelques années auparavant, y compris pour ses propres partisans !
Ce cycle-là se termine également. En intégrant à son projet les attentes de ces électeurs, en faisant campagne sur des thèmes que son camp s'interdisait d'évoquer depuis des années (identité nationale, travail, fiscalité, immigration, autorité...), en ne variant pas de ligne entre les deux tours de l'élection présidentielle, en commençant de mettre en oeuvre ses promesses dès son élection, Nicolas Sarkozy a brisé ce cercle vicieux dans laquelle la droite s'était elle-même enfermée depuis une trentaine d'années. Le résultat est immédiat : les bataillons qui avaient déserté les rangs de la droite classique pour grossir ceux du Front national regagnent en masse leur maison d'origine, comme le montrent les derniers résultats électoraux du FN : 10% à la présidentielle il y a cinq semaines, moins de 5% aux législatives d'hier...
Mais attention, si la disparition du Parti communiste est historiquement irréversible, celle du Front national ne l'est pas, même si l'âge de son président constitue pour lui un problème supplémentaire. Que Nicolas Sarkozy vienne à décevoir, qu'il n'honore pas ses promesses, que l'habileté tactique de "l'ouverture" se transforme en compromis idéologique avec les adversaires de la droite, et la colère de ceux qui ont tellement cru en lui serait à la mesure de leur déception : incontrôlable. Si souvent trompés par leurs dirigeants depuis trente ans, les électeurs de droite partagent en effet avec le nouveau chef de l'Etat une exigence commune : la "culture du résultat"...
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